Boxe Thaïlandaise

Dans un ancien temple khmer en Thaïlande, une dizaine de garçons s’animent en parfaite harmonie, exécutant de délicats mouvements chorégraphiés.
Ainsi ils pratiquent le Muay Boran, la routine préparatoire qui marquait le début de chaque match de boxe thaïlandaise.
Éric Pasquier a découvert ces boxeurs alors qu’ils pratiquent cet art martial dans sa forme la plus pure.
Leurs corps frêles, que recouvrent des constellations de dessins à l’encre noire, semblent fusionner en un seul. Ils se déplacent avec grâce comme au ralenti, comme figés dans le temps et l’espace.
Leurs visages témoignent d’une intense concentration, d’une profonde volonté d’évoluer en parfaite harmonie, individuellement mais surtout en groupe. Les mouvements qu’ils répètent déjà depuis 15 minutes les absorbent totalement. Effectivement, ils semblent apparemment inconscients de la présence de leur Maître. Debout, le vieux Maître observe en silence d’un œil implacable chacun des gestes de ses élèves.
Nous sommes dans l’enceinte sacrée du temple Wat Pra Dhat Choeng Chun, un temple khmer qui date du XIe siècle.
Le décor émane du passé somptueux et mystique d’un pays ancré dans la tradition spirituelle. Le vénérable Maître Sanan enseigne à ses jeunes élèves les secrets du Muay Boran. C’est un art mystérieux et superbement expressif de grâce et de contrôle physiques.
Paradoxalement, il s’agit d’une discipline préparatoire au plus violent des sports de contact : la boxe thaïlandaise.
Celle-là est sans conteste l’une des plus grandes exportations «culturelles» du pays. C’est la plus connue et appréciée dans le monde entier.
Des champions titrés viennent de tous les horizons pour concourir au stade national de Bangkok.
C’est ainsi qu’Américains, Russes, Arabes, Japonais et Australiens accourent en Thaïlande. Ces boxeurs se plient respectueusement aux règles d’or de l’art. Ils s’imprègnent du mieux qu’ils peuvent du sport et notamment de la culture locale.
Ils miment à la perfection chaque mouvement rituel du combat, une sorte de ballet/danse au ralenti appelé « Whai Khru ».
Les Thaïlandais apprécient ce zèle des étrangers. Cependant les vrais professionnels locaux – ceux de la « vieille école » de la boxe thaïlandaise voient parfois les choses différemment. Ils vous diront que l’entraînement physique, la technique et la concentration, bien qu’importants, ne suffisent pas.
Comme dans tout art martial, la boxe thaïlandaise nécessite une coordination subtile entre le corps, l’âme et l’esprit.
Une dimension spirituelle primordiale existe que beaucoup de jeunes joueurs ne parviennent à appréhender que partiellement. De nombreux boxeurs thaïlandais professionnels perdent également de vue cette perspective importante. Ils ont sans doute reçu une éducation mettant excessivement l’accent sur les facteurs physiques. Le résultat est que leur art est incomplet, superficiel.
« Le problème, déplore le vénérable Maître Jumlong Nuanmanee, c’est qu’aujourd’hui, les jeunes ne commencent plus par le commencement. »
Ils ont tellement hâte de monter sur le ring qu’ils ne prennent pas le temps d’étudier l’étape fondamentale, la base et le message, la raison d’être même de la boxe thaïlandaise. C’est-à-dire le secret du Muay Boran qui remonte au XVIIe siècle.
Le Muay Boran est originaire du Laos. Il fut importé en Thaïlande via Sakon Nakhon, dans la partie orientale du pays près de la frontière laotienne. Il s’agit d’une forme de relaxation et de méditation comparable au Tai Ch’i Chuan et au conditionnement spirituel que subissent les samouraïs japonais.
Le Muay Boran prépare le corps au mouvement parfait, nécessaire au combat au corps à corps. C’est une phase d’échauffement physique et mental, préalable au combat proprement dit.
Plus que cela, le Muay Boran apporte au combattant un aperçu du sens et des règles de l’affrontement physique. C’est une sorte de philosophie de l’agressivité et des vertus guerrières inhérentes à la boxe thaïlandaise.
La ceinture fait intrinsèquement partie de l’image du boxeur thaïlandais. Il en va de même pour la profusion de tatouages qui ornent les corps musclés des professionnels. Le calendrier khmer tatoué directement sur le corps est considéré comme une garantie de protection divine. Il en est de même pour les jeunes novices du temple Wat Pra Dhat Choeng Chun. À une différence près : leurs tatouages sont peints sur leur peau avec de l’encre effaçable.
La pratique du tatouage s’est largement répandue dans toute la Thaïlande au cours des siècles.
Les Thaïlandais dont les professions impliquent un risque physique quotidien l’apprécient particulièrement. Dans le passé, c’était surtout le corps de guerriers du pays qu’on tatouait. Aujourd’hui, les soldats réguliers, les policiers, les combattants de toutes sortes et les membres de gangs sont les principaux clients des salons de tatouage. Les tatouages sont «magiques» en Thaïlande, censés fournir une protection surnaturelle.
La plupart des gens qui portent des tatouages en Thaïlande se croient capables d’acquérir deux types de pouvoir : « kwam yu yong kong kraphan » et « meta mahaniyon ».
Le premier concerne l’invulnérabilité aux armes. Les tatouages deviennent alors des boucliers, capables de dévier les balles ou les coups de couteau.
Le dernier concerne les capacités supposées des tatouages à exercer une influence positive sur les autres. C’est-à-dire à attirer l’admiration et même l’amour.
Concernant les tatouages, les thèmes les plus fréquemment utilisés sont les animaux. En la matière, les lézards à deux queues sont particulièrement appréciés. Les personnages célèbres de la mythologie thaïlandaise classique, les syllabes magiques ou les symboles rencontrent également un certain succès.
Si, théoriquement, on peut tatouer n’importe quelle partie du corps, en pratique il existe un ensemble de règles tacites qui désignent des emplacements précis pour des marquages spécifiques.
Ainsi le sommet de la tête convient particulièrement aux représentations symboliques de Bouddha. La poitrine et le haut des bras sont réservés aux textes magiques et aux images d’animaux forts et vaillants comme le lion, le tigre ou la panthère.
Les jeunes disciples de Muay Boran doivent attendre plusieurs années avant d’avoir le privilège de porter fièrement ces symboles corporels, emblèmes de force et de courage.
Les dessins réalisés à l’encre lavable sur les jeunes combattants sont strictement symboliques. Sur l’ensemble du dos, le Maître trace les lignes du calendrier khmer, grand classique du tatouage rituel censé garantir la protection divine.
La phase la plus importante se produit en réalité après la séance de tatouage. Ce dernier, seul, n’est rien en soi. Il ne peut assurer à son porteur ni pouvoir ni protection tant qu’il n’a pas été correctement ordonné dans un rituel présidé par le Maître.
C’est une sorte de bénédiction composée d’incantations et de prières, à la fin de laquelle le Maître souffle sur les dessins. De la sorte, il leur donne leurs pleins pouvoirs sacrés. Les élèves sont alors enfin prêts pour la « danse des animaux ». Il s’agit d’une suite rituelle de mouvements dansés par les enfants, à la fois souples et tendus dans un effort extrême de contrôle absolu de leur corps. Ces pratiquants adoptent la position du tigre traquant sa proie ou le vol d’un aigle avec la même facilité apparente. Leur performance est étonnamment réaliste. Yeux perçants, bouches tordues dans une grimace tantôt menaçante, tantôt craintive, les adversaires se traquent, s’approchent et s’éloignent dans un lent ballet bleu et rouge.
L’apprentissage de la technique Muay Boran enseigne aux novices plus que les règles physiques et mentales de la boxe thaïlandaise.
Elle leur inculque les règles et principes moraux les plus fondamentaux de la vie. C’est un processus éducatif d’une grande importance. De cette manière, le Muay Boran peut être comparé aux mouvements scouts du monde occidental. Cependant la manière thaïlandaise va plus profondément dans le sens des valeurs. C’est-à-dire la distinction entre le bien et le mal ainsi qu’une multitude de vertus comme la maîtrise de soi, l’importance de réfléchir avant d’agir, etc.
Ce sont des leçons susceptibles de décourager la violence, la toxicomanie et toutes sortes de périls juvéniles auxquels sont confrontés les jeunes Thaïlandais d’aujourd’hui.
C’est une des raisons pour lesquelles le vénérable Jumlong Nuanmanee déplore la diminution du nombre d’élèves dans les centres d’apprentissage de Muay Boran. Aujourd’hui, il n’y a qu’entre trois et quatre mille enfants qui étudient cet art martial en Thaïlande – cette approche unique et vénérable de la vie, pourrait-on dire. Et chaque année, ils sont de moins en moins nombreux.
En tant que l’un des grands gourous incontestés des enseignements du Muay Boran, Jumlong Lanon maîtrise tous les postes de la discipline.
« On n’arrête jamais d’apprendre et de s’améliorer« , dit-il. « Le Muay Boran est avant tout un travail intérieur non quantifiable, un perfectionnement intérieur. Il est sans limites : on pourrait l’étudier toute sa vie sans jamais vraiment pénétrer ses secrets et ses subtilités les plus profondes… »
Malheureusement, Jumlong Lanong n’enseigne plus. Sa position de moine le contraint à 227 règles et à une multitude d’interdits. Il ne peut pas dormir sur un matelas ni imiter les animaux – ce qui rend sa vocation incompatible avec la pratique du Muay Boran. Il a passé le flambeau aux jeunes Maîtres mais continue d’observer la progression de leurs élèves. Il espère sincèrement que leur nombre augmentera bientôt, que l’importance des enseignements du Muay Boran sera reconnue comme un préalable absolu à la boxe thaïlandaise en particulier, et comme une méthode pour enseigner aux jeunes les bases de la vie en général.
La subtile cohésion culturelle de la Thaïlande – une identité nationale basée autant sur les coutumes sociales que sur la tradition spirituelle – est sérieusement menacée par des influences extérieures. Mais le Muay Boran reste un élément vital de la culture thaïlandaise : les arts martiaux sont enseignés dans les écoles élémentaires au même titre que l’histoire, les mathématiques, etc.
La « danse des animaux » fait partie de ces traditions culturelles inestimables, vaguement accessibles à notre mode de vie occidental. S’il disparaissait, ce serait une nouvelle fissure dans la structure fragile qui est l’âme de la Thaïlande.
Texte : Eric Pasquier, traduit de l’anglais
Voir le reportage photographique : Muay Boran