Des jeunes filles dans la boue du Mékong
Dans les vasières du delta du Mékong, au Vietnam, certaines femmes ramassent des coquillages de manière inhabituelle.
Elles surfent sur la boue sur une planche de bois puis plongent pour recueillir leur graal, « business » gluant et visqueux…. Ces coquillages se vendront sur le marchés de Saigon.
Éric Pasquier s’est rendu à Baö Thuan, au Vietnam, pour rencontrer ces jeunes femmes en plein travail.
Dans le petit village de Baö Thuan, à la pointe du delta du Mékong, la lumière naissante d’un jour nouveau filtre à travers les pagodes. À marée basse, dans les eaux troubles du delta, les jeunes villageoises pêcheront les coquillages élevés par les paysans locaux.
Chaque jour, les jeunes filles « Bat So » plongent leurs mains dans la boue pour en ramener leur gagne-pain quotidien. Cette méthode de pêche, expérimentée au tout début du XXe siècle, est unique au monde.
Ces filles s’initient à l’art de la pêche dans la vase dès l’âge de 14 ans. La méthode de remontée des coquillages, omniprésents dans le lit du fleuve, se transmet de mère en fille, de génération en génération. C’est une affaire de femmes et elles seules connaissent le secret de cette pêche.
Les hommes de cette région disent que c’est un travail facile, peu physique. Il est donc pour eux normal que les femmes s’en chargent.
Les femmes « Bat So », elles-mêmes, s’empressent de justifier le caractère nécessairement féminin de leur travail. Elles disent être les seules, de par leur apparence gracile et leur dextérité prouvée, à pouvoir mener cette tâche à bien. Nombre de ces jeunes filles sont âgées de 16 à 18 ans.
Sur les 7 000 habitants du village, plus de la moitié de la population de Baö Thuan (« le village de la paix éternelle ») est constituée de femmes.
Seules 100 femmes sont des pêcheuses « professionnelles » de coquillages Bat So. Elles vivent exclusivement de ce qu’elles remontent des profondeurs vaseuses du Mékong.
À la montée de la marée, les jeunes fille sont toutes souriantes sous leurs chapeaux coniques à larges bords et leurs écharpes colorées. Elles marchent en file indienne sur les sentiers menant aux marais salants du Delta. Avec leurs planches de bois sur leurs épaules, elles traversent des ruisseaux boueux. Fréquemment, elles se balancent de façon risquée sur les troncs d’arbres tombés dans les petits cours d’eau à franchir. Elles cheminent pieds nus dans la boue, à travers les champs qui mènent aux marais. La journée, comme hier et comme demain, sera consacrée à la pêche.
C’est une longue marche et ces jeunes filles, apparemment joyeuses, portent leurs grossières « planches de surf » sur leurs épaules. Elles donnent l’impression de participer à une cérémonie traditionnelle plutôt que de se rendre vers leur lieu de travail.
Le delta du Mékong est sans aucun doute la région la plus fertile de tout le Vietnam.
Chaque centimètre carré est exploité d’une manière ou d’une autre. C’est le « réservoir à riz » du pays. Il fournit suffisamment de nourriture pour répondre aux besoins de tout le sud, du centre et d’une bonne partie du nord du Vietnam. La culture des fruits et légumes s’effectue le long des rives du fleuve. Les coquillages, l’affaire des femmes, atteignent leur maturité dans des « parcs » dans une partie du fleuve connu sous le nom de « Neuf Dragons ».
Les filles Bat So sautent sur leurs planches de surf et, sans hésiter, pagayent dans les eaux troubles des marais.
Elles ne cessent jamais de bouger afin d’éviter l’enlisement dans la vase qui semble vouloir les aspirer. Leurs bras disparaissent dans la boue et leurs mains remuent les profondeurs jusqu’à faire remonter à la surface les précieux coquillages. Ces derniers finiront sans doute dans les meilleurs restaurants de Saigon et de la Chine voisine. Ce type de fruits de mer est un mets de choix.
La prise est jetée dans des paniers en osier attachés aux planches branlantes des filles.
De nos jours, le « Mong » traditionnel – une planche en bois en forme de monoski recourbée vers le haut à l’avant – ou le « Van » – une planche en bois plate avec des poignées intégrées – perd progressivement du terrain. On leur préfère de simples planches, plus pratiques qui peuvent être fabriquées en quantité et achetées à prix sensiblement plus bas.
Une fois leur panier rempli de coquillages, les filles Bat So regagnent les rives du delta où leurs mères chargent leurs prises dans une petite embarcation. Et les filles de Bat So repartent, inlassablement, devenant peu à peu totalement recouvertes de la boue visqueuse qu’elles côtoient à longueur de journées, à la recherche des coquillages.
Elles n’ont droit qu’à une seule pause pendant toute la dure journée de pêche dans le delta.
C’est à midi, quand le soleil est à son zénith et que la chaleur et l’humidité deviennent insupportables. Jusqu’à la fin de la deuxième marée, les jeunes pêcheuses continuent inlassablement de plonger les mains dans les eaux troubles. Elles remplissent peu à peu leurs paniers de coquillages tout en pagayant à la recherche de nouvelles parcelles de pêches.
Enfin, à cinq heures du soir, totalement couvertes de boue, elles se jettent dans les eaux ocre du fleuve, s’éclaboussant les unes les autres. Elles rincent leur corps, leurs vêtements, leurs planches et leurs prises. Il faut laisser suffisamment de boue sur les coquillages pour garantir une parfaite fraîcheur au moment de la commercialisation. Et puis, à nouveau en file indienne, leurs paniers d’osier maintenant pleins en équilibre sur leurs épaules, elles rejoignent les mareyeurs qui les attendent, prêts à acheter leurs marchandises.
Les mareyeurs viennent de Saigon ou de Mytho pour approvisionner en coquillages les grandes villes du Vietnam ainsi qu’en Chine.
A Baö Thuan, 90% des prises sont produites dans des coopératives. Des femmes travaillant officieusement pour les conchyliculteur se chargent de la pêche du reste.
Au village, les jeunes filles travaillent comme journalières et la paie dépend du volume de leur prise.
Debout jusqu’à la taille dans les eaux du fleuve, les acheteurs des grandes villes examinent attentivement la pêche du jour. Ils pèsent chaque panier, essayant toujours de sélectionner le meilleur.
Les mollusques ne se vendent pas au poids mais par panier plein pesant de 20 à 25 kilos. Le prix atteint environ 3 000 dongs le kilo (moins de 0,20 €). Les coquillages sont ensuite vendus deux fois plus cher sur le grand marché de Saigon.
En pleine saison des pluies, de mai à octobre, lorsque les coquillages sont les plus charnus, les filles Bat So gagnent entre 20 et 25 000 dong par jour (2 €). Les femmes qui font le même travail, mais officieusement, récoltent environ six kilos de coquillages et ne gagnent que 18 000 dong.
Le soleil tropical continue de baigner le fleuve et ses berges. La journée a été longue pour les filles Bat So du delta du Mékong. Elles entament à pied le long chemin menant au village. Leurs tâches ménagères, une fois de retour à la maison, les occuperont jusqu’à la tombée du jour.
Après une courte nuit, avant qu’elles ne puissent terminer leurs rêves consacrés au fleuve qui s’écoule inlassablement, emportant tous leurs soucis, elles sont réveillées par les premières lueurs de l’aube.
Une autre dure journée de dragage des eaux boueuses du puissant fleuve Mékong commence.
Mais elles sont heureuses.
Texte (traduit de l’anglais) et photographie d’Éric Pasquier
Voir le reportage photographique » Les coquillages du Mékong «