Les déménageurs d'îles du Myanmar

Les déménageurs d'îles du Myanmar

Les déménageurs d’îles du Myanmar se tiennent debout jusqu’à la taille dans la boue.

Ils ont désolidarisé des bandes de terre des rives du lac Inlay et les ont emportées vers des eaux plus profondes. Se tenant en équilibre sur ces « plates-formes » herbeuses de 200 m de long par 2 de large, ils rappellent étrangement les gondoliers vénitiens.

Cette pratique étrange reflétant un mode de vie séculaire est aujourd’hui menacé. Il se déroule chaque année entre octobre et février. C’est ainsi que les agriculteurs Intha se « créent » des terres arables.

Éric Pasquier, photojournaliste, a immortalisé cette pratique remarquable avant qu’elle ne s’éteigne complètement.

Depuis des temps immémoriaux, un peuple qui vit le long des rives du lac Inlay, au Myanmar (l’ancienne Birmanie) pratique une méthode agricole unique.
Ils arrachent des morceaux de terre des rives semi-insulaires du lac et dirigent ces «îles flottantes» vers un endroit où ils seront utilisés pour cultiver fruits, légumes et fleurs.

L’incroyable exploit de déplacer les «îles flottantes du Myanmar» se déroule à 1 000 mètres d’altitude, chaque année entre octobre et février.

Le lac Inlay se situe dans la partie sud de la province Shan dans l’est du Myanmar, le long de la frontière avec la Thaïlande, le Laos et la Chine.

​Pendant cette période de quatre à cinq mois succédant à la saison des pluies, le niveau d’eau du lac est à son point le plus haut, facilitant la « navigation ».

L’ajout d’une nouvelle parcelle de terrain augmente souvent la superficie totale des terres d’une famille. Les hommes l’amènent depuis l’emplacement où ils l’ont détachée des berges vers l’ensemble de parcelles en développement.

Ces parcelles évoquent les pièces interchangeables d’un puzzle géant. Les « déménageurs » les attachent, détachent et re-attachent les unes aux autres dans des configurations de plus en plus vastes et complexes.

La technique utilisée n’est pas du tout aisée, nécessitant une grande habileté et de la précision.

Les « déménageurs » détachent du continent les îles flottantes et ce, à coups de hache. Ils tailladent les racines de jacinthes et autres appendices en forme de tentacules reliant la terre flottante au rivage. Il est nécessaire de couper ces racines à la bonne longueur. Trop longues, elles traîneraient au fond du lac, ralentissant la progression de l’île pendant son déménagement. Des racines coupées trop court affecteraient la qualité du sol de l’île, le rendant infertile.

Les îles doivent disposer d’une épaisseur minimale d’un mètre afin de permettre de bonnes récoltes.
Dans ce processus de « création » d’îles, la frontière est mince qui sépare le succès de l’échec. Les opinions et expériences personnelles des « déménageurs » valent leur pesant d’or sur le lac Inlay.

Leur front dégoulinant de sueur, les hommes poussent de toutes leurs forces sur leurs longs bâtons en bambou. Un effort synchronisé est indispensable pour déplacer ces tonnes de terre gorgée d’eau. En général, une « île » nécessite un équipage de cinq hommes.
Ces parcelles de terre arrachées sont trop lourdes pour que des bateaux à moteur les remorquent. Ceux-ci, pourtant disponibles, seraient en plus trop coûteux à utiliser.

​Lorsque ces « gondoliers » déplacent plusieurs îles à la fois, ils les lient généralement avec des tresses d’herbe ou de bambou. L’ensemble forme un long convoi dont la largeur permet de passer sans encombre à travers les nombreux obstacles le long de l’itinéraire.

Les hommes poussent et tractent ces parcelles de terre flottante avec grand soin, souvent sur de grandes distances.

C’est l’œuvre de cette race d’hommes très particulière.

Leur travail consiste exclusivement à déplacer ces chapelets d’îles flottantes d’un point à un autre du lac en se tenant en équilibre sur de longues bandes d’herbes flottantes.
Ces gens du lac Inlay – les « Chay Nant Hlau Tu » – officient debout sur une jambe, l’autre savamment enroulée autour de leur pagaie.

La technique facilite le passage à travers l’épaisse végétation qui abonde dans les parties les moins profondes du lac. Une fois les îles arrivées à leur destination finale, les hommes les ancrent au fond du lac Inlay. Ce dernier ne fait jamais plus de sept mètres de profondeur.

Les agriculteurs ensemencent et entretiennent ces parcelles comme une terre agricole ordinaire, une fois en place. Ils les recouvrent d’une couche d’humus riche en éléments nutritifs. Ces paysans utilisent les algues du lac ainsi que d’autres ressources locales comme engrais.

Au fil des ans, les Inthas ont développé une façon intelligente de vivre en harmonie avec leur habitat naturel.

Bientôt, ces bandes de terre flottante produiront tomates, pommes de terre, citrouilles, haricots verts, pois, aubergines et fleurs.
Chaque année, les Inthas préparent la saison suivante en recouvrant ces « champs » de boue fertile puis les ensemencent.
Chaque île flottante nécessite le travail de cinq personnes à temps plein pendant cinq jours d’affilée. Si tout cela est fait correctement, l’île flottante sera productive pendant environ dix ans.

L’île coûte en moyenne 6 000 kyats (60 $ US), une fortune pour les locaux, qui gagnent en moyenne environ 20 $ par mois. Et pourtant, c’est un investissement essentiel. Trois jours de préparation sont nécessaires avant de déménager l’île et cela coûte plus cher que la parcelle elle-même. Les « déménageurs » demandent 8 000 kyats, soit 80 $, pour un déménagement sur une distance de 7 km.
Chaque famille Intha achète généralement une île par an, augmentant progressivement la taille de ses terres arables.

Une portion de terre est réservée à la consommation personnelle, une autre à la production d’offrandes pour Bouddha, une autre aux offrandes aux monastères locaux. La majeure partie de la production se négociera au marché local ou à l’exportation. Une autre portion se destine à la grandiose « Fête de l’Oiseau d’Or ». Cette dernière se déroule chaque année dans une profusion de couleurs et de fastes, en novembre.

Le lac occupe une place centrale pour ces gens qui vivent le long de ses rives.

Effectivement, les traditions maintenues ici au cours des siècles reflètent l’importance du lac.
La légende locale dispose même d’un « Nat » spécial – un esprit appartenant à la religion indigène – qui protège les personnes vivant sur les rives du lac. Son nom est « In Daw Gyig » qui se traduit par « la grande garde royale du lac ».
Les rituels du peuple Intha sont à bien des égards l’expression de leur besoin d’apaiser constamment les esprits protecteurs. Bouddha et les esprits locaux sont priés de cohabiter …

Des femmes en vêtements de soie aux couleurs vives sont assises sur les parcelles flottantes glissant le long des eaux du lac Inlay, tractées par le bateau. Ma Cho Mar Aye, Ma Su Mi Wyn et deux autres jeunes femmes, passagères de l’embarcation, tiennent des coupes remplies d’offrandes.
Ces femmes apaisent les dieux avec des cadeaux généreux. Ce faisant, elles protègent les hommes des serpents venimeux qui rôdent dans les eaux et autres dangers cachés.

​Aujourd’hui, 140 000 Intha continuent de vivre et de travailler le long du lac Inlay.
Dans le terme « Intha », « in » signifie lac et « tha » signifie habitant. Comme leur nom l’indique, les Inthas se sont parfaitement adaptés aux conditions particulières de la vie le long du lac. Au fil des ans, ils sont devenus d’excellents jardiniers. Ko Nyo, Khin Maung, Sein Wyn et Kyauk sont des Inthas locaux qui continuent cette activité de «déménagement de potagers» en vrais professionnels. Ils perpétuent une tradition unique qui nécessite de nombreuses années d’expérience. Souvent, les connaissances sont transmises de père en fils.

​Cette tradition est aujourd’hui menacée.

Le gouvernement centralisé de Yangon (Rangoon) supervise désormais toutes les transactions impliquant les îles flottantes du Myanmar. L’ancienne tradition consistant à détacher des parcelles de terre des rives du lac est une menace sérieuse pour l’écosystème de la région. Effectivement, de nombreuses années sont nécessaires pour la repousse. Le gouvernement autorise les transactions sur une base individuelle afin de préserver le biotope des flore et faune.

​En conséquence, les «déménageurs d’îles flottantes» du lac Inlay ne sont plus qu’une centaine. Ils ont commencé à travailler dès l’âge de treize ou quatorze ans. Ces Inthas luttent pour maintenir en vie une activité aussi ancienne que difficile, déplaçant d’énormes morceaux de terre gorgés d’eau à travers le lac Inlay. Ces hommes poussent, tractent, et luttent pour sauver leur précieuse cargaison d’un naufrage. Et cependant, petit à petit, leur métier se meurt.

​Pendant la saison sèche, les « déménageurs d’îles » passent leurs journées à pêcher. Toujours fidèles à leur engagement moral envers les habitants des rives du lac Inlay, ils rêvent alors du jour du prochain automne. C’est alors qu’ils pourront à nouveau fièrement diriger leur convoi d’îles flottantes vers leur destination finale.
Et pourtant, nul doute qu’ils se demandent ce que l’avenir leur réserve à long terme. Cette fascinante tradition birmane semble menacée d’extinction.

Texte d’Éric Pasquier, traduit de l’anglais
Voir le reportage photographique

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