Thon : le trésor des Philippines
Le thon albacore frais est la précieuse matière première utilisée pour la confection des sushis et des sashimis.
Au Japon, un thon peut rapporter des milliers de yens sur le marché aux poissons.
Pêcheurs dans les eaux au sud de l’île de Mindanao, des Philippins parcourent la mer dans leurs petits « bankas ». Ce sont des bateaux à moteur en bois et bambou très commun aux Philippines, où les pêcheurs hissent à mains nues cette pêche miraculeuse.
Le Queen Liz, flanqué de ses deux flotteurs latéraux, navigue à huit nœuds, fendant les flots scintillants.
A cette vitesse, il devrait atteindre les eaux très poissonneuses des Célèbes dans l’après-midi.
Quatre jours après le départ de General Santos (la grande ville la plus méridionale des Philippines), le bateau avance, escorté par le ballet des dauphins. Depuis deux jours, ils sont quasiment omniprésents, emplissant l’air de leurs couinements lors des moments d’accalmie.
De temps en temps, un projectile brillant survole le pont, émettant un bruit fugace.
Les poissons volants décollent sur la crête d’une vague et, après un vol plané de près de 100 mètres, disparaissent de nouveau dans la mer. Pour les pêcheurs, les poissons volants font simplement partie du décor, rien de plus.
La vue d’un aileron de requin, en revanche, déclenche chez les hommes une excitation certaine. En fait, il ne s’agit pas de peur mais de savoir qu’on se rapproche de la proie…
Lorsque les pêcheurs aperçoivent le premier requin, ils savent qu’un second n’est pas loin. Leur présence signifie qu’à proximité se trouvent les précieux thons pour lesquels ils ont navigué jusque là.
C’est le moment de jeter les appâts qu’ils ont pêchés au cours des derniers jours. Avec une grande agilité, chaque membre de l’équipage, pourtant harassé par le soleil tropical, sort de sa torpeur pour rejoindre son poste.
Avec des gestes rapides et précis, les hommes attachent des pierres aux appâts pour les faire couler. Dans cette partie de la mer de Sulawesi, les lignes des pêcheurs ne s’immobilisent jamais bien longtemps.
De plus en plus, les Philippins de General Santos viennent pêcher dans ces eaux. Ils les préfèrent à celles de la baie de Sarangani, l’autre grand site halieutique, à seulement six heures des côtes philippines.
Naviguer jusqu’ici, où la pêche est, qui plus est, illégale, coûte plus de temps et d’argent.
Mais ces hommes peuvent pêcher jusqu’à un thon à l’heure !
Une fois que l’appât est dans l’eau et que le thon commence à mordre, le plus dur reste à venir.
La ligne en nylon de 1,8 mm de diamètre peut supporter une charge comprise entre 100 et 120 kilos. Tenant la ligne dans leurs mains calleuses, les pêcheurs estiment la taille de leur prise dès qu’un poisson mord.
« Un poisson de 80 kilogrammes a la puissance d’un moteur à essence », explique l’un. « Lutter contre un adversaire aussi considérable demande plus que de la force : il faut aussi savoir ruser. » La technique du pêcheur consiste essentiellement à tirer parti de la panique du thon. Ce dernier se bat furieusement une fois accroché. Il faut remonter le plus possible la ligne tandis que le poisson nage vers la surface et tenir bon quand il tente de replonger.
Après 45 minutes, voire souvent plus d’une heure de lutte, le thon se retrouve dans le bateau. Des blocs de glace le garderont frais jusqu’à son débarquement à General Santos.
Après la lutte, les mains du pêcheur chanceux saignent de nouvelles blessures, tranchées par la ligne dans les vieilles cicatrices des expéditions précédentes.
Certains ont une énorme blessure qui occupe toute la surface de leur paume. C’est sans doute l’une des principales raisons pour lesquelles la moyenne d’âge sur ces bateaux se situe entre 17 et 18 ans. Brûlés par le soleil, le vent et le sel, usés par les conditions si difficiles de la vie en mer, les pêcheurs les plus âgés sont bientôt remplacés. Les gestionnaires pragmatiques des « bankas » recruteront des hommes plus jeunes et plus capables.
Un capitaine gagne plus de quatre fois la paie d’un homme d’équipage. Généralement il y a six membres d’équipage par bateau, et leur rémunération dépend de leurs prises. Le capitaine gagne en moyenne 20 000 pesos (800 $) par mois.
L’arrivée des bateaux de pêche dans les Célèbes de la baie de Sarangani est un spectacle pittoresque. Généralement, il y a une douzaine de bateaux aux couleurs vives sur l’eau. Les capitaines se concertent, partageant des conseils sur les lieux où les poissons mordent
Les embarcations utilisées pour la pêche sont typiques des Philippines. Il s’agit de trimarans relativement longs, très variables en longueur, s’inscrivant dans une tradition ancienne.
Le Queen Liz est la fierté et la joie du capitaine Rey.
Long de plus de 47 mètres, le bateau du capitaine est l’un des plus grands de la flotte de Général Santos. Ses dimensions lui permettent de transporter beaucoup plus de thons que les autres embarcations.
C’est ainsi que, le sixième jour, nous rencontrons un vieux pêcheur solitaire qui vient de remonter un albacore de 85 kilos.
Bien que content et rayonnant de fierté, sa prise remplit tout le bateau du vieil homme. Cela signifie qu’il devra retourner prématurément à Général Santos s’il veut le conserver.
Après quelques minutes de discussion, un arrangement est conclu avec le capitaine Rey. Ce dernier accepte de transporter le poisson à bord du Queen Liz, de le mettre dans la glace et de l’y conserver jusqu’à sa vente. Après quoi Rey prendra une commission de 25% sur son prix de transaction. Libre de continuer à pêcher dans un bateau désormais vide, le vieil homme s’éloigne joyeusement.
C’est bien la réalité du quotidien de ces pêcheurs de thon. Dans leurs bankas, vivant dans des conditions difficiles, solidarité et convivialité vont de paire avec la compétition.
Huit jours ont déjà été passés en mer, des moments d’intense excitation entrecoupés de longues périodes d’attente sous l’implacable soleil tropical.
Enfin, la cale du Queen Liz est pleine d’une trentaine de thons. Il est temps de rentrer au port.
Les blocs de glace qui ne sont pas par nature éternels déterminent le déroulement de l’expédition. Quatre jours de navigation vers les lieux des prises, quatre jours de pêche puis quatre autres jours pour le retour vers General Santos.
Dans le port de Général Santos, plusieurs dizaines de bankas vont et viennent sans cesse.
Tandis que certains déchargent leurs prises, d’autres bateaux se remplissent de blocs de glace pour un nouveau départ vers la haute mer.
A l’aube, l’activité frénétique sur la plage de « Gen San » (comme les locaux l’appellent) contraste nettement avec le silence que nous venons de connaître en mer.
Environ 400 thons sont débarqués ici chaque matin. Le nombre variable déterminera finalement le prix de vente au kilo. Cette année, il tourne autour de 5 dollars.
Le capitaine conservera son poisson dans les cales de son bateau jusqu’à ce que le prix proposé réponde à ses demandes. Cela peut souvent durer des jours.
Une fois la transaction finalisée, les pêcheurs jettent leurs prises par-dessus bord. Une horde d’enfants les attendent pour les amener jusqu’aux étals, le long de la plage.
C’est alors qu’interviennent les « testeurs », des spécialistes méticuleux qui fixent le prix final de la pêche de chaque bateau. Ils utilisent de longues et fines tiges pour piquer le poisson. De petits échantillons sont carottés dans chaque poisson et analysés de manière experte quant à la texture et la couleur de la chair.
Parmi la foule d’acheteurs et de vendeurs, un homme discret, de petite taille, assiste à chaque détail du spectacle. M.Kawai préside au rituel quotidien qui se déroule à General Santos. Il est le principal acheteur. Propriétaire de la société « Pescarich », cet homme d’affaires japonais achète chaque matin quelque 200 thons de première qualité, destinés aux bars à sushis du Japon.
Sous son regard, son ouvrier dépèce et éviscère le poisson, retirant tout sauf les morceaux les plus précieux.
De chaque superbe spécimen qu’il achète, M.Kawai ne garde que les meilleurs morceaux. C’est une nécessité pour l’ultra-haute qualité exigée par le chef sushi.
Les 75% restants ne sont cependant jamais perdus. Effectivement, les Philippins excellent dans l’art de transformer chaque partie d’un thon en un article consommable. Les queues et les nageoires deviennent une poudre utilisée comme nourriture : le « bagoong ». C’est une sorte de pâte salée dont raffolent les habitants de Manille. Tout ce qui reste est mangé, les boyaux sont grillés et servis sur place. Même les yeux sont transformés en une spécialité culinaire unique à l’archipel.
A quelques pas du bord de l’eau, les camions frigorifiques de M.Kawai attendent.
Les morceaux de thon nettoyés et préparés prennent, par camion, le chemin son usine de Pescarich. Elle se situe à environ 20 km de la plage de General Santos. L’usine est la seule du genre aux Philippines : elle emploie 350 travailleurs philippins, spécialement formés au Japon pour cette tâche. La chair de thon est légèrement fumée, coupée en morceaux plus petits, congelée à moins 50°C dans des emballages sous vide. Quelques heures plus tard, elle sera exportée, principalement au Japon et aux États-Unis.
Après un voyage de huit jours en mer, ces morceaux de thon sont distribués dans les supermarchés, sous forme de sushis prêts à consommer.
Pour M.Kawai, le marché de General Santos n’est rien de moins qu’une version aquatique de la poule aux œufs d’or.
La combinaison du coût incroyablement bas des salaires et des matières premières et de la qualité incontestable du poisson pêché ici a inévitablement contribué au succès croissant de l’entreprise Pescarich.
Les commandes sont de plus en plus nombreuses, tant du Japon que des États-Unis, et l’usine tourne à plein régime.
Sur la plage de Gen San, toutes les transactions se font en espèces. M.Kawai se présente chaque matin avec une petite montagne de billets pour négocier ses achats.
General Santos ne compte que 300 000 habitants, loin de la population de la capitale de l’île de Mindanao, Davao, où vivent 1,9 million de Philippins.
Et pourtant, malgré cet écart démographique, les deux villes réalisent chaque jour le même chiffre d’affaires.
Peu d’argent atteint la poche du pêcheur. Et pourtant, l’occasion de travailler à bord d’un banka est vécue comme un privilège. La fierté d’avoir participé à l’une de ces expéditions en mer est considérée comme une saine compensation pour tous les déboires.
Les équipiers sont assis à côté de leur bateau de pêche respectif. Ils attendent avec impatience l’ordre de préparer l’embarcation pour une nouvelle sortie en mer. Il faudra alors remplir la cale de blocs de glace, charger les quelques provisions simples à consommer pendant la sortie de 12 jours. C’est-à-dire le café, du riz et des épices à mélanger avec des poissons pêchés en cours de route.
Les bateaux s’éloignent alors et ne tardent pas à se retrouver dans l’immensité et le silence du large.
La plage de Gen San s’éloigne dans le sillage de l’embarcation. Les hommes ne parlent que d’une chose : la pêche à venir.
La nuit, bien qu’à quelques jours encore du lieu de pêche, les hommes rêvent déjà de la magnifique silhouette argentée de leur précieuse proie.
Texte (traduit de l’anglais) et photographie : Eric Pasquier
Voir le reportage photographique : « La pêche au thon aux Philippines«